Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 120 - 123]

LETTRE XIV

Albert á Amélie

Dresde, 26 Juin

[p. 120] Mon amie, ma tendre soeur, comment ne pardonnerai-je pas une faiblesse que j'ai partagée; crois-tu que quand je me suis arraché d'auprès de toi, je n'aie pas versé des larmes? En sortant de ta maison, j'avais le coeur si oppressé que je pouvais á peine marcher; je me suis assis sur la première borne, la tête appuyée contre le mur, et je t'assure qu'il m'a fallu un bien grand courage pour ne pas retourner chez toi te conjurer de ne pas partir: jamais tentation n'a été plus forte, et jamais je n'ai eu plus de peine á résister á un parti que ma raison condemnait; mais ne pense pas que nous soyons séparés pour long-tems; puisque tu l'as exigé, je ne t'ai point accompagnée; pour te satisfaire, je me suis préféré á [p. 121] toi, et j'ai consenti á te laisser t'exposer seule á la fatigue d'un long voyage, plutôt que de risquer d'offenser les parens de Blanche; mais avant peu j'irai revoir ma jeune, ma première amie, trésor précieux que me légua mon père, et dont je sens si bien toute la valeur.

Te le dirai-je, mon Amélie, depuis ton départ, ma pensée qui se complaît á rappeler tous les instans que nous avons passés ensemble, s'arrête souvent sur ceux où, d'un air si tendre et presque reconnaissant, tu écoutais en silence mes longues et sévères remontrances. Je me demande comment ton invincible douceur ne me désarmait pas sur-le-champs et me laissait le courage de te parler d'autres choses que de mon amitié; mais va, mon Amélie, sois bien sûre que ce frère grondeur et moraliste, en te reprochant tes torts, n'en voyait pas moins tes vertus; et plus d'une fois il s'est dit á lui même, qu'il valait peut-être [p. 122] mieux se tromper comme toi, que d'avoir raison comme tant d'autres.

La nouvelle de ton départ a coûté bien des larmes á Blanche: en la voyant pleurer ma soeur, il m'a semblé qu'elle me devenait plus chère. M. et Madame Geysa sont restés dans un étonnement stupide. Madame de Woldemar, après avoir montré á cette occasion une joie indécente, et répété hautement qu'en renonçant á ta patrie et á ta famille, tu t'étais fait justice á toi-même, a voulu nous réunir tous chez elle pour célébrer comme un jour de fête, celui de ton exil; je t'avoue qu'indigné de ce projet, et surtout de l'invitation qu'elle avait osé m'envoyer, je lui ai répondu que le sujet de son allégresse en étant un de deuil pour moi, deux personnes qui s'entendaient aussi peu devaient éviter de se rencontrer jamais, et que dorénavant je fuirais sa présence, pour ne pas avoir á rougir pour elle, et á souffrir pour moi de la cruauté avec laquelle elle insultait á [p. 123] l'infortune de la soeur et á la douleur du frère.

Ma lettre ne l'a point offensée, elle en a senti la justesse; je sais même quelle s'est repentir, et de m'avoir engagé á venir participer á sa joie, et de l'avoir manifestée aussi publiquement; mais néanmoins elle n'a pas voulu revenir sur ses pas, et la fête a eu lieu. M. et Madame de Geysa y étaient; Blanche les a suivis: ne lui en fais pas un crime, Amélie; je sais bien qu'au premier moment j'aurais voulu qu'elle déclarât hautement qu'elle n'irait point; mais en y réfléchissant mieux, j'ai pensé qu'il était possible que son devoir lui en fît la loi, et que l'obéissance filiale devait aller avant l'amitié même; mais je sais du moins qu'elle a été fort triste; et dans un caractère comme le sien, tu penseras peut-être que c'est une plus grande preuve de tendresse, que ne l'eût été le refus même d'accompagner ses parens chez Madame de Woldemar.


Page Last Updated 15 January 2004