Amélie Mansfield

[Volume I, pp. 152 - 156]

LETTRE XXI

Amélie á Albert.

Le 14 Novembre

[p. 152] Cher Albert, mon tems de bonheur n'a pas duré beaucoup; depuis quelques jours surtout, je me ses accablée d'une mélancolie que je ne puis surmonter: faut-il l'attribuer á l'influence d'une saison qui amène avec elle les idées tristes, ou plutôt au continuel chagrin d'être séparée de toi, chagrin sur lequel le tems est sans puissance, et qui ne se montre moins peut-être que parce qu'il s'enfonce plus avant dans le coeur? Ah! les peines qui usent la vie sont presque toujours celles qui se cachent, et tel qui a résisté á leur violence succombera á leur durée! Na va pas croire, cher Albert, que cette disposition vienne d'aucun mécontentement sur ce qui m'entoure: de qui, [p. 153] bon Dieu! pourrais-je me plaindre? Mon oncle ne m'aime-t-il pas comme sa fille? ne suis-je sûre que ma présence le rend heureux? chacun ici ne s'empresse-t-il pas de prévenir mes moindres désirs? Non, rien n'afflige mon coeur, mais rien ne le remplit; j'aime mon oncle comme un bienfaiteur, comme un père: chaque jour me découvre en lui de nouvelles vertus; mais il ne m'inspire pas la confiance de lui parler de toute ce que j'éprouve; loin de lui avouer la tristesse qui m'obsède, je la lui cache; il ne la comprendrait pas; il croirait que c'est l'ennui qui la cause, et pour la dissiper, il m'arracherait á ma solitude et me forcerait á aller passer l'hiver au milieu de monde, soit á Bellinzona, á Milan ou á Turin. Albert, je ne sais si dans ton coeur même, il peut y avoir plus de bonté que dans celui de M. Grandson, mais cet homme excellent ne sera jamais pour moi un ami comme Albert. J'ai été tentée un moment de former une liaison particulière [p. 154] avec Madame d'Elmont: cette jeune femme exprimait avec tant de grâce des goûts et des sentimens analogues aux miens, que je croyais avoir rencontre une amie; mais heureusement je me suis aperçue á tems que mon oncle l'avait bien jugée; j'ai vu que tout en vantant les charmes de la solitude, elle recherchait le monde qu'elle voulait avoir l'air de dédaigner; depuis que nous sommes seuls ici, elle n'a trouvé le moment d'y venir qu'une journée, non sans se plaindre de me voir si peu et sans se désespérer des chaînes qui la retiennent. J'ai cru remarquer dans le contraste de ces expessions si vives et de cette conduite si froide, une sensibilité dont l'esprit faisait tous les frais, et j'ai renoncé á cette liaison, avant que sa perte fût pour moi une douleur. Je vois plus souvent M. Watelin; mais il va partir pour Paris, et il fait bien: ce séjour lui convient infiniment plus que celui-ci. Ne prenant nul intérêt á lui, je l'écoutais [p. 155] avec assez de plaisir, lorsque je me suis aperçue que mon oncle avait des vues secrètes, en nous réunissnt souvent; dès-lors j'ai apprécié cet homme ce qu'il valait: j'ai vu un esprit sans fond, qui ne saisissait que les superficies; qui, disant d'un air fin les choses les plus communes, en imposait quelquefois á ceux qui ne se souciaient pas d'y regarder de plus près; ajoute á cela cette vanité misérable qui, mesurant le mérite sur quelques succès, les recherche á tout prix, les suppose même sans les avoir, et tu jugeras si ta soeur pouvait courir le moindre danger auprès de cet homme-lá. Mais, eût-il possédé de véritables avantages, je n'en aurais pas été plus touchée. Se peut-il que mon oncle me connaisse assez peu, me juge assez mal pour concevoir l'idée de me marier? Moi, Amélie Mansfield, m'engager dans de nouveaux liens, quand tous mes souvenirs vivent encore, quand tous les mariages ne me présentent que l'image d'un [p. 156] ingrat et d'une victime, quand mon coeur, flétri par le chagrin, se sera dégoûté de tout, même du bonheur! Ah, mon Albert! je ne me relèverai jamais du coup dont un amour trahi m'a frappée; et si je ne retrouvais quelquefois des larmes, en pensant á toi et en embrassant mon fils, je croirais, dans l'anéantissement qui m'accable, que mon âme est morte avant moi.


Page Last Updated 21 January 2004